Zabelle

Elle s'appelle Zabelle. Enfin presque.

Son vrai nom, c'est Jésabelle. Mais je crois qu'elle n'a jamais été
capable de le prononcer correctement. "Zézabel", répondait-elle
invariablement, la langue entre les dents, à toutes ces grandes
personnes qui posent la question. Tous les enfants du voisinage
l'appelaient donc Zabelle, bien plus pratique pour eux aussi, et le
surnom est resté. Le défaut de prononciation aussi.

Et ce défaut ne lui a pas apporté qu'un surnom. C'est tellement facile
pour les enfants de rire des défauts des autres, surtout quand ils
sont aussi apparents. Elle a longtemps eu pour seuls amis les chachas
sauvages du quartier, à qui elle donnait les poissons qu'elle arrivait
à pêcher. Ça, la pêche, c'est sa passion. Une occupation calme, loin
du monde et loin des moqueries. Les poissons ne rient pas, eux, et
elle a parfois l'impression qu'ils la comprennent.

Rester loin, et à l'écart, en regardant les autres s'agiter. C'est un
peu sa façon de vivre. Et lorsqu'il a fallu combattre les terrifiants
Dévoreurs qui défendent les mers d'Amakna, c'est tout naturellement
qu'elle s'est tournée vers le Dieu Crâ, maître de la distance. Devenir
forte et autonome, c'était son objectif. Et Crâ l'a bien aidée.

Ses parents ne l'avoueraient jamais, mais sa prononciation hasardeuse
et son goût pour la solitude les ont toujours perturbés. C'est
peut-être pour ça qu'ils ont toujours préféré son frère Nagael, plus
sociable, à qui les études de cordonnerie promettaient un grand
avenir. "Encore à pêcher ? Mais ce n'est pas comme ça que tu gagneras
ta vie, tu sais !", répétaient-ils, un peu trop souvent à son goût.

Nagael, lui, adorait sa "grande petite soeur", comme il dit, et elle le
lui rendait bien. Il fallait voir ses yeux quand elle l'observait
braver les dangers d'Amakna, équipé de sa reluisante cape en laine de
bouftou. Elle rêvait d'être un jour forte comme lui, et il a toujours
voulu l'aider à réaliser son rêve.

Aujourd'hui, la cape, c'est elle qui la porte. Elle est peut-être un
peu courte, un peu rapiécée, mais elle n'en changerait pour rien au
monde. Et elle peut enfin se promener la tête haute, défiant les
Sangliers et même les Milimulous que son frère craignait tant. Son
frère l'a présentée à ses amis, très accueillants, mais qu'elle
regarde encore de loin, un peu craintive, un peu intimidée. Et elle
accompagne parfois leurs petits frères et soeurs de par le monde, sans
se rendre compte que pour une fois, elle apprécie la compagnie. Et en
particulier celle de ce beau jeune homme discret qu'elle observe à la
dérobade ...